Le grand élastique

"Un rêve.
J’étais un élastique.
Dans mon étirement, j’embrassais tout.
Tous les moindres recoins de la planète étaient connus de moi. Puis vint la détente.
Je parcourais les bords des continents, toutes les côtes à une vitesse fantastique.
Je rasais la mer, je frôlais les esquifs, les falaises et… Sans transition logique comme seuls les rêves peuvent l’autoriser, je me retrouvais dans une rue typique d’un Shanghai fantasmé. Les enseignes et les panneaux lumineux se disputaient la moindre parcelle de mur. Les idéogrammes et les dessins glissaient lentement de leurs cadres, tirés vers le haut comme des bulles dans un verre de mousseux, ils se décrochaient et allaient s’évanouir dans le ciel charbonneux, saturé de la nuit.
Devant moi, à l’entrée d’une boutique miteuse, des vieillards jouaient aux cartes.
Les ancêtres furent pris d’une agitation soudaine; le diable était sorti du jeu.
Des pierres de jeu de Go je veux bien, mais qu’est-ce que le tarot vient foutre dans la civilisation des fumeurs d’opium et des nouilles instantanées?
Le cerveau crée des ellipses et des circonvolutions que l’on serait bien en peine de démêler, mais le fait est que je me mis à penser aux aberrations du système, à la mondialisation, aux touristes branchés à leur carré d’écran, incapables de bien regarder le petit bonhomme qui pisse.
Je pensais à la prochaine espèce qui allait supplanter la race humaine.
Je pensais aux poulpes.
Je me disais: Les poulpes inventeront-ils l’archéologie? S'intéresseront-ils à nos fossiles? À nos ruines?
S’extasieront-ils devant les oeuvres de Michel-Ange?
Les poulpes s’amuseront-ils à inventer le consentement mutuel et le principe de précaution pour mieux les bafouer?
Les poulpes inventeront-ils la gaufre chaude?
Je pensais à l’une de ces créatures du monde d’après, rampant dans un hangar désolé, s'acheminant douloureusement, tentacule après tentacule vers l’une de mes oeuvres que l’on aurait entreposé avec d’autres, afin de les sauver de la pourriture et de l’oubli. Je la vois cette créature, avancer goulument son bec suintant et luisant jusqu’à la surface de mes dessins pour en suçoter les traits avec la même patience et la même obstination que moi lorsque je les traçais.
Le problème avec le mammifère humain, c’est qu’il est trop émotif, trop territorial; MA progéniture, MA femelle, MON jardin… L’un des vieillard me ramena dans la cohérence du rêve en s’exclamant dans un chinois que je comprenais tout à fait:
"Le problème avec ce monde là, c’est qu’on ne peut accomplir la moindre action sans s’apercevoir l’instant d’après que nous n’étions qu’un instrument!” En disant cela, il me montrait la carte du diable.
Tiens, voilà encore un concept bien humain pour tenir tout ensemble, la bassesse et la vilénie des hommes. On pourrait y ajouter le renouvellement du cycle des morts et des naissances auquel on ne peut échapper.
Il poursuivit avec un air d’imprécation démoniaque: "Tu peux t’amuser à le duper, chercher à le fuir, mais le voilà qui revient comme une volée de piaf pour te renverser de ta chaise, quand tu te croyais loin de lui, et suffisamment entouré pour ne pas qu’il t’atteigne!"
Le grand élastique comprend tout.
Il est le jouet d’un sale gosse qui s’amuse dans la poussière, à le tendre pour en faire des cordes, à l’enrouler sur lui-même, à le faire claquer dans sa main, à le propulser de lieu en lieu.
Avec son ruban de latex, l’enfant croit qu’il peut tout faire, tout avoir, tout ligoter.
Jusqu’à ce qu’il le casse.
Mon petit ne pleure pas à cause de ton élastique, le problème est bien plus grave, bien plus profond, et tu ne sais pas encore mettre des mots sur ce qui te pend au nez."

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